© Diane Arbus

 
LE DIVERTISSEMENT N'EST PAS UN ART APOLITIQUE

Le théâtre n'est pas cet art démodé que l'on veut nous revendre. Le théâtre a échappé à sa contemporanéité de façade et à ces vieilles conventions représentatives depuis déjà une soixantaine d'années. Il n'est plus seulement l'art de conservatoire célébré par la compétition des Molière, mais un carrefour, tremplin de nombreuses associations scéniques entre écritures, chorégraphies et arts contemporains. Le théâtre est toujours associé aux traditions de la comédie, mais surtout à de nouveaux concepts sémantiques, plastiques, et technologiques. Avec des codes de représentation faisant miroir aux nouvelles manipulations médiatiques : toute une machine-théâtre aux destinées anthropologiques qui compose un art de la distance, faisant référence à l'interrogation du langage face au réel, de l'hommination face au spectacle du pouvoir. Art de l'invisible aussi, interrogeant dans son processus créatif la construction d'un espace d'écoute, de regard, de réponse ; vers la formation d'un public.

Par leur différence de style et de fondement théorique, les théâtres racontent souvent l'histoire des hommes qui les ont créés, et le contexte historique qui les a fait naître comme nécessités. Ces notions de divertissements et d'écritures dramaturgiques, de Molière en passant par Brecht, Copeau, Artaud, Vitez, Chéreau, Mnouchkine… ont été le plus souvent dictées par des trajets de vie, liées à une posture et un engagement. Un défi artistique au politique qui questionne notre rapport à la civilité. De cet apprentissage de l'engagement de l'artiste et du public, nous avons hérité. Et tissant une nouvelle identité collective à chacune de ces mutations, le théâtre porte aujourd'hui une trace de ces expériences. Des marques de nos vies, de nos révoltes se retrouvent tous les soirs dans cet art. Cette double dimension, à la fois collective et contestataire, lui donne sa force civique.

Dans cette tradition du rapport à la scène théâtrale qui nous a été transmise… Les artistes se doivent d'imaginer les attentes du public. Mais les artistes doivent aussi déranger le public lorsqu'il se prétend de masse. Le public, lui, ne doit pas écouter le raisonnement de son propre étiquetage et chercher la contre-culture qu'il aimerait représenter, découvrir ou stimuler. La systématisation d'une classification échappe à l'art véritable. Et il se doit de chercher dans la diversité des œuvres ce qui peut convenir à chacun. De toutes les sensibilités qui construisent ensemble ce champ de force, émergera ce que nous ne pouvons anticiper.

Notre responsabilité n'est pas de créer des œuvres qui rencontrent la totalité du public, mais de proposer les altérations réelles du jeu des expressions scéniques, sans indiquer les choix du public à l'avance. Chaque public pourra alors se retrouver aussi authentique et surprenant par son choix, que l'œuvre qui lui fait face. Chaque public précise l'intime contenu par son regard d'autonomie. S'entraîne à reconnaître l'avenir dans l'état de sa construction, et favorise l'essence de sa diversité. Le formatage, lui, vient de l'exploitation anonyme. Mais aujourd'hui l'ensemble des méthodes de management politique, économique et médiatique, se construit à l'encontre de ces démarches théâtrales civiques, et celles-ci sont sûrement menacées pour les mêmes raisons.

Le Colombier poursuit sa route avec la possibilité d'inscrire son trajet dans une municipalité et un département qui ont depuis plusieurs années fait le choix de travailler avec les lieux indépendants. Dans un mouvement de fédération que nous considérons comme pilote, il a été choisi de construire une politique culturelle avec des partenaires locaux, en l'occurrence des institutions et des structures associatives initiées par des artistes, ayant leur projet et leur dynamique propres. Cet investissement commun multiplie les possibilités d'action du service public, et redonne au processus théâtral sa véritable dimension de vitalité d'approche collective et citoyenne de la culture.

Car aujourd'hui, dans ces conditions de précarité dédiées aux créations de textes théâtraux, on ne peut pas faire un travail sur le terrain sans pertinence partagée avec le public. Par leurs actions successives, les petites compagnies, les élus de nombreuses villes et les habitants de la banlieue s'unissent dans leurs actions sur le terrain. Ils savent que concerner un public ne veut pas dire l'écraser du haut de la scène. Il s'agit d'un parcours de prestations scéniques singulières, associées à une présence de médiation de tous les jours. Dans ce domaine des nouvelles écritures, l'édifice complet de l'accession à la culture de type projet d'action culturelle se trouve aujourd'hui en périphérie des grandes villes. Nous ne considérons donc pas l'activité de la banlieue et les moyens qui lui sont nécessaires, comme une aide seulement destinée à des territoires défavorisés. Mais au contraire comme la nécessaire implication des marges qui servent d'espace «d'émergence» culturelle, et à l'attention progressive que l'émulation de nouveaux territoires, de nouvelles populations appellent. Les banlieues sont pour leurs grandes villes des espaces de vérité sociale, d'un présent fait de souffrances et de joies identitaires qui se construisent et s'interprètent culturellement sur le terrain. Elles composent aujourd'hui l'origine réelle de l'inspiration, et de l'implantation du théâtre contemporain. Nous cherchons à prolonger cette émergence d'une culture périphérique, c'est-à-dire situées autour de Paris, où sont reléguées depuis quelques dizaines d'années la majorité des entreprises culturelles de formation véritablement dédiées au public. Ces actions tentent de reconsidérer le passé du théâtre et du spectacle vivant, et d'accepter cette filiation tout en affirmant que nous faisons partie de ces gens en marge qui ne se retrouvent pas dans les énoncés et dans les enquêtes effectuées actuellement.

Notre théâtre n'est pas dans une rivalité hiérarchie à l'audience, mais cherche sa capacité à exister réellement sur le terrain par les créations scéniques, et en dehors des salles, avec le but d'user, par de nouvelles forme de rencontre, les vieux clichés de la théâtralité.

L'appareil théâtral disparaît et rajeunit aussi vite que nous essayons de le définir. Sa représentation est toujours à renouveler. Un parcours d'habileté pour créer dans le cadre des nouvelles règles imposées. Notre aventure artistique est donc tout d'abord de proposer des alternatives à ces nouveaux assemblages budgétaires pour les compagnies, pour réussir à créer à partir du réel.

Les spectateurs qui en feront le choix, auront à réfléchir à la façon dont on leur confisque les institutions publiques, construite à l'origine pour les servir. Les spectateurs ne doivent pas seulement y choisir leurs oeuvres fétiches, mais le panel culturel qu'ils souhaitent réserver à disposition de leurs enfants. De ne pas reléguer seulement le théâtre vers des notions de divertissement, mais lui redonner médiatiquement l'élan philosophique, politique, et d'une représentativité démographique, éthique, pour qu'il soit transmis dans toute sa globalité.

Trouver cette place juste où mettre en mouvement la fabrication du théâtre, en acceptant de jouer avec les forces étranges, dérangeantes des nouvelles écritures. Autant pour le public que pour les professionnels, la difficulté est donc de réussir à dépasser cette peur de l'inconnu artistique à traverser.

La finalité des actions du service public est bien cette porte qu'il ouvre ou qu'il ferme pour le public. Mais non pas seulement dans la forme des spectacles qu'il propose, mais dans la configuration et l'organisation du lieu, et de sa tentative.

Gilles Sampieri