Saison 2001

DU 15 AU 20 MAI 2001 / CRÉATION DE TEXTE

 
 

 
Avec
Jean-Pierre Miranda
Catherine Pamart
Alexandre Fernandez

Partition sonore
Vincent Crisanti
Romain Béric

Lumières
Frédérique Labrousse

Peinture panneau
Nathalie Jungerman
 
 
 
En coréallisation avec Le Colombier, L'Ajour Théâtre présente
 
 
SOUS LE COEUR SUSPENDU
Écriture et mise en scène Alexandre Fernandez
 
 

Théâtre, aire de jeu de l'impossible, ici, jeu de massacre Sous le coeur suspendu où vient à vous quelqu'un orchestrant le ballet brutal d'une fille et d'un garçon dont l'histoire "d'amour" a du mal à se dire, à se vivre, rien qu'une histoire, leur histoire. Surtout quand l'autre "Histoire", dans ses marécages d'horreurs et de morts, sort de son oubli douteux habituel, submerge, ici jusqu'à la syncope, l'évanouissement des corps. Car cette "Histoire" trouve toujours à se proférer, fascisme en bouche, puissance et jouissance d'une parole détournée, manipulée, travestie. C'est cette Parole travestie qui vient à vous, allant et venant de vous à eux, qui tend son bouquet d'épines et de mots, à fleur de peau, à fleur de coeur. D'un garçon et d'une fille, d'elle et de vous peut-être aussi… L'histoire d'un soir votre histoire…

Depuis sa création l'Ajour-Théâtre (31) défend un espace de parole libre et de travail autonome pour que la jeune création contemporaine puisse s'exprimer, en essayant de concilier trois axes de travail : écriture, création, formation. Diverses rencontres entre artistes de différentes disciplines ont permis de faire entendre et de présenter des textes, des créations et des travaux dans différents lieux et sites industriels que l'Ajour-Théâtre a investis.
C'est à Montreuil que la création de "Sous le coeur suspendu" fut élaborée et présentée pour la première fois en juin 2000, dans un ancien entrepôt de chaussures…

LA GUERRE DU COEUR SUSPENDU
Par Yan Ciret
critique et essayiste, il collabore notamment à Art-Press, Les Cahiers de Médiologie et France Culture.


On aurait pu penser qu'Alexandre Fernandez serait le metteur en scène - comme ce fut le cas de Patrice Chéreau, ou d'autres aujourd'hui - d'un seul auteur : Bernard-Marie Koltès. Erreur de perspective, déjà son montage Passages Koltès (et notamment Entre chien et loup; La ville s'était vidée d'après le roman La fuite à cheval très loin dans la ville de B.M Koltès) laissait entrevoir un démarquage très net dans le jeu des corps. Une forme de surréalité, une plongée dans une féerie noire, gothique comme un poème nervalien, rendait caduque toute interprétation naturaliste. Une ligne toute différente, une écriture en somme, traversait en rimes filées ce panoramique dédié à l'écrivain. C'était oublier que d'autres pièces, ou adaptation, avaient précédé. On se souvient d'un superbe Woyzeck, où déjà la physique s'affranchissait de la pesanteur, la matière y était tordue à la manière d'un métal concassé, sous pression. Le texte en lambeaux subissait une "compression" véritable césarienne dans l'histoire du soldat dément, lui-même inachevé, mutilé par Büchner. Là où il n'y a pas matière, il n'y a pas théâtre. Voilà, ce qui ressort avec force du travail d'Alexandre Fernandez. La matière dans toutes ses métaphores, comme un métal que l'on brûle, surchauffe à la flamme alchimique, philosophale. C'était le cas de ses "interprétations" de Beckett, pouvait-on aller plus loin dans la matérialisme du langage devenu outil à attraper le non-sens, plus avant dans l'absence de lumière pour un monde qui l'attend comme une apocalypse ? Cet univers en rase-mottes frayait avec la déshumanisation des rapports entre les êtres, la mécanique du pouvoir prenait déjà le pas sur tout échange possible. Quelque chose de drôle, sarcastique et sombre, rendait l'attente de Godot dérisoire. Les poubelles de Fin de partie résument, assez bien, le mur matériel qui sépare l'homme de sa propre histoire. Fameuse hypothèse, l'histoire est-elle un processus sans sujet, l'individu en est-il chassé comme d'un paradis perdu. Il y avait dans ces fragments, sans doute quelque chose d'existentiel, pour leur metteur en scène. Une vision du monde social en tant qu'Enfer; mais qui peut lui donner tort ? C'est un peu le contre-pied dribblé de ce nihilisme, qu'Alexandre Fernandez fait venir avec Sous le coeur suspendu. On le pressent d'abord à l'énergie incroyable déployée dans cette pièce performance. Ensuite, le désir n'y est pas seulement un objet de transaction, de commerce, comme dans sa version Koltésienne, mais une circulation d'affects corporels. Cela change toute la donne, et cette oeuvre écrite par son metteur en scène ressemble à une chorégraphie en ligne brisées, avec voix. Les corps du couple se disjoignent, s'accrochent, se percutent avant de s'effondrer et de se relever, avec des portées dignes d'un cirque anatomique. Face à ce duo éperdu d'amour, l'allégorie de "La Parole Travestie" exhibe sa terreur, car là est bien son règne : la peur. Mais le pouvoir de la peur, celle qu'on inflige aux autres, n'est que l'envers de la peur du pouvoir, le vrai, celui que l'on exerce sur soi-même comme un archer Zen ou un champion d'échec. Il y a donc, sous le coeur suspendu, deux principes qui s'affrontent dans une guerre totale. Celui du mensonge qui a éliminé la toute puissance de la vérité en se substituant à elle, contre ces "amants de la nuit" qui brisent toutes les règles. À commencer par celle du théâtre, on peut voir ainsi la pièce, un théâtre de la parole tournant à vide en bataille contre une langue en mouvement dans des corps eux-mêmes bougés, articulés et désarticulés comme des membres de phrases charnelles. Liaisons dangereuses et déliaisons d'un texte assemblé sur mesure pour tous les gestes de la révolte passionnelle. On en n'est pas encore à la révolution, mais Sous le coeur suspendu contient assez de mise en crise de tout un système pour ne pas y faire songer, sinon rêver. Voilà, peut-être, l'attrait final de cette pièce dansée-jouée, le coeur est suspendu, sans s'être arrêté de battre pour autant, on l'entend comme le Diable des Visiteurs du soir, son rythme par saccades assourdissantes claque à la manière d'une bannière dans la nuit. Ce n'est rien, c'est du théâtre, ça s'appelle Sous le coeur suspendu, son auteur danse et parle dans la pièce, c'est sa voix et c'est son corps.

 

Production Cie L'ajour Théâtre (31)
Coproduction Théâtre Berthelot (Montreuil)